Pater




Un 17 Octobre comme aujourd’hui, je marchais dans mon quartier, j’inspectais. Mes yeux plus rapides que mes pieds tombèrent sur une rangée de fleurs de couleurs tristes qui longeaient le bord du chemin. Je me suis laissé séduire par leur charme, je poursuivais la route avec elles. Un orchestre silencieux – l’air – nous accompagnait. Notre ballade pris brusquement fin quand d’un bond mes yeux arrivèrent sur un jeune homme assis bizarrement sous l’ombrage d’un calebassier. Rapidement mon instinct de guetteur réapparaît !

C’était un jeune croyant, il avait les cheveux emmêlés, le visage assez pâle – disons un peu disgracieux – et que des plis d’infortune froissaient déjà ; des sourcils en forme de points interrogatifs couchés ponctuaient sur ses yeux noirs, et le corps tellement émacié que son âme semblait coincée à l’intérieur. Il marmonnait quelque chose, non ! Quelques mots. Il parlait lentement et tellement bas que le vent, même complice, ne pouvaient m’apporter les paroles. Elles se délitaient une fois envolées, impossible de les rattacher pour en trouver le sens. – Je ne suis pas un fureteur mais je suis curieux, donc je me suis avancé.

Il faisait des gestes qui signifiaient peu ou pas beaucoup. Ils étaient bien plus naturels que voulus. Et d’après le choix des mots, la prosodie, le mimétisme, j’ai pu réaliser que ce n’était pas une prière de confession, ni un rite d’invocation, mais peut-être une complainte.

 

…Ô Père ! Père de la Nation. Fondateur de la Patrie !

Vous avez combattu l’absolutisme colonial avec haine et mépris

Et avez fait s’écrouler cet édifice millénaire avec ses sombres vertus.

 

Les yeux embués, les coudes contre les genoux, la tête entre les paumes que des doigts recroquevillés en appui retenaient comme si elle était trop lourde. Et il parlait encore :

 

Malheureusement je fais partie d’une génération qui vous vénère peu,

A cause d’une éducation d’apatride importée des anciennes colonies, vêtue

D’une apparence de bonté, qui nous promet une patrie céleste à celui nos Aïeux.

 

Mon observation aurait pu être parfaite quand soudain j’entendis la voix de ma mère m’appeler. C’est ainsi que je me suis rappelé, lorsque je sortais de la maison, qu’elle m’avait dit de ne pas rester parce qu’elle aurait besoin de moi.

Six minutes après, je retournai, mais avec le sentiment d’avoir perdu beaucoup de chose. Parce qu’il ne s’était pas arrêté dans le flux de son monologue plaintif, il n’avait pas pris de pause. Il gardait la même position et reprenait les mêmes gestes, mais parlait cette fois avec plus de tristesse et de ses yeux plus de larmes coulaient.

Quel bonheur quand même, je pouvais encore l’écouter !

 

… Hier, ils ont souillé votre cadavre, aujourd’hui ils piétinent votre Honneur.

L’hymne reflétant votre caractère s’échappe de leur bouche avec humour ;

Ils le chantent qu’en de rares occasions, et c’est au mépris de sa teneur.

Et pour encor vous offenser, à l’unisson ils réclament de l’oppresseur son retour.

 

L’ayant entendu, et pas sûr qu’elle eût pris le soin de l’écouter, une dame, coiffée d’un foulard multicolore, méjugea les propos du jeune homme. Elle lui reprocha de faire le culte d’un mort. Pour elle Dessalines n’existe plus. Tout propos le ressuscitant est maléfique, divinatoire ; c’est un acte odieux. Ô Dieu, pitié ! s’exclama-t-elle en fin avec ses bras tendus vers le ciel.

L’air consterné, il lui répondît :

 

Je n’implore pas Dessalines, je pleure sa mémoire ;

Je ne le déifie pas ; je contemple sa bravoure, ses prodiges et ses arts.

Par ces œuvres, il nous a fait devenir la Première République Noire.

N’hésitez pas de donner à Dieu la Gloire et l’Honneur à César !

 

Il finit son discours en tendant un doigt provocateur à l’intention de la dame pour lui rappeler cette fameuse réponse que Jésus a donné aux pharisiens lorsqu’ils tentaient de le piéger en lui demandant quoi privilégier entre les obligations divines et les obligations civiques et patriotiques.

 

Se sentant dérangé dans sa complainte par l’interférence de la dame, il se leva promptement et se dirigea vers une autre destination. Son visage devient tout crispé, ce qui enlaidit encore plus sa pauvre beauté de misère. Il marchait paisiblement avec des pas tellement prudents que la poussière ne sentit pas le besoin de s’éveiller.

 

Mon sonnet ne sonne pas, il retentit. Désarticulé, atypique et inversé, il se rebelle contre la métrique classique, il fracasse la césure réglementant les hémistiches, il court les vers libres et détonne furieusement dans la croisée des rimes les accents d’un repenti.

 

 

Le Guetteur.

Enregistrer un commentaire

Plus récente Plus ancienne