J’étais en classe de cinquième année
fondamentale quand, sous la demande de mon professeur, je récitai par
cœur une leçon qui disait : «La patrie, c'est la terre que les ancêtres nous ont
laissée comme héritage. Nous devons l'aimer, travailler à sa grandeur et à sa
prospérité et, si c'est nécessaire, nous devons être prêts à mourir pour elle.» Je ne sais pas si c’est à cet instant-là que je devins
patriote, ou si c’était inné en moi. Mais c’est ce mardi matin que je m’en suis
rendu compte et depuis lors, ce sentiment d’aimer mon pays n’avait pas cessé de
grandir au plus profond de mon être. J’avais l’habitude de répéter ces paroles
bien souvent et aujourd’hui encore, je me rappelle même dans quelle page se trouve
ce petit paragraphe dans le livre d’ ʺInstruction civique et moraleʺ préparé par Odette Roy Fombrun à l’intention des écoliers haïtiens. Utilisant la première personne du
singulier ; c’était avec fierté et honneur que j’ai toujours fait de ces
mots mon principal slogan de patriotisme jusqu’à ce que je constate
soudainement qu’il ne me reste qu’une infime portion de cet amour.
Plus les jours se passaient, plus je luttais pour rester souder à ma
fierté d’être haïtien, mais aujourd’hui, je n’aime plus mon pays comme avant.
Je suis lassé de m’infliger cette souffrance car il ne peut y avoir de l’amour,
là où il n’y a pas de vie. Voyons voir !
Puis-je vraiment aimer mon pays quand je sais que partout les écoles et
les universités sont fermées depuis plusieurs semaines alors qu’après le pain
l'éducation est le premier besoin d'un peuple? Dans ma ville natale ce n’est
pas à cause des manifestations contre le président mais c'est à cause de la
grève des enseignants que les écoles publiques fonctionnent au ralenti. Ces
derniers demandent une fois de plus au ministère le salaire pour lequel ils ont
durement travaillé des mois et des années. C’est rageant de voir mon p’tit
frère en secondaire-lll et ma petite sœur qui va subir les examens officiels de
la neuvième cette année, se lever tous les deux, passer chaque jour tout leur
temps à la maison et s’endormir la nuit comme moi, qui profite d’un moment de
vacance.
Puis-je vraiment aimer mon pays
quand je sais qu'un de mes cousins bourré de compétence, lauréat de sa
promotion ne peut pas trouver un emploi alors qu'il a quatre ans depuis qu'il
détient sa licence? Cela pour une seule raison, on lui exige cinq années d'expérience.
Un pays dont la majorité de la population est au chômage qui demande à des
jeunes, cinq années d'expériences pour pouvoir les employer. Vont-ils jamais
trouver ces cinq ans s'ils n'étaient pas embauchés pour une première fois?
Puis-je vraiment aimer mon pays quand je sais qu’un patron avait exigé
le corps d’une de mes collègues universitaires en échange d'un boulot de
vacances? Cette collègue dont la petite entreprise familiale avait été
incendiée lors d’une manifestation voulait gagner un peu d’argent durant la
saison estivale écoulée. Ceci c’était pour aider sa mère à acquitter les frais
scolaires de ses enfants de cette année.
Puis-je vraiment aimer mon pays quand je sais qu'un de mes voisins a été
accidenté et qu'en arrivant à l'hôpital on lui a demandé d'acheter dans une
pharmacie privée même les gants du médecin qui allait lui attacher au pied un
morceau de carton retrouvé sur la cour? Ce carton servait à soutenir son pied
cassé à trois endroits pendant son transfert à Santiago par une ambulance qui
était arrivée après plus d'une heure d'attente.
Puis-je vraiment aimer mon pays quand je sais qu’il y a plus d'un an
depuis qu’un ami à moi avait déposé les pièces exigées et payer une certaine
somme à la DGI et à l’Immigration pour faire un passeport et que jusqu’au
moment où j’écris ces lignes, il n’a pas pu le récupérer après plusieurs
rendez-vous? Je suis sûr qu’il y a d’autres citoyens qui ont passé beaucoup
plus de mauvais moments avant de pouvoir bénéficier un quelconque service dans
les institutions étatiques du pays.
Puis-je vraiment aimer mon pays quand j'ai vu un post sur Facebook dans
lequel l'utilisateur a expliqué que lorsqu'il arrive dans un bureau, il est
obligé de présenter ses deux cartes d'identification parce que certaines
institutions acceptent la première pas la deuxième, d'autres la deuxième et non
la première ?
Puis-je vraiment aimer mon pays quand je sais que l'un de mes anciens
condisciples a été agressé à la sortie d'une banque pendant qu'il venait de
retirer une somme de deux mille cinq cent gourdes pour acheter un livre? Non seulement
que les bandits ont pris tout qu'il avait sur lui; ils l'ont tabassé jusqu'à ce
qu'il a perdu deux de ses dents.
Puis-je vraiment aimer mon pays quand je sais que ces derniers jours,
les camionneurs ou les motocyclistes sont obligés de me demander
malheureusement de payer pour une course ; trois, quatre ou même cinq fois
la somme que me coûtait habituellement le même trajet au début de l’année?
Puis-je vraiment aimer mon pays quand je que sais que le ''poud bonbon'' importé de la République
Dominicaine est presque devenu le repas quotidien d'un grand nombre de petits
enfants dans le nord-est ? Pour certains jeunes de cette même catégorie et
pour certains étudiants, c'est le ''dlo
sik ak pen'' qui est le plus courant.
Puis-je vraiment aimer mon pays quand je sais, comme tout le monde
d’ailleurs, ce qui se passe et ce qu'on dit au parlement, à la primature et au
palais national ? Je n'oublie pas le ″pays-lock″.
Pas besoin de mentionner comment fonctionnent les pompes à essence ni de
rappeler les péripéties de nos frères et sœurs dans les zones frontalières,
voire parler à propos de l’insécurité qui fait de plus en plus de victimes à
travers la capitale et dans tout le pays.
Croyez-moi, ce serait très risqué et même méchant. Je veux dire qu’aimer
vraiment mon pays avec tous ces problèmes que je ne pourrais jamais terminer de
citer signifierait que je ne m’aime pas moi-même, que je n'aime pas mes
concitoyens ou que j’accepte le merdier qu’il devenu. Je ne suis plus
patriote !
Je ne suis plus patriote, ne
veut pas dire que je ne ferai pas tout ce que je peux pour le progrès de mon
pays. Ça ne veut dire non plus que j’ai fini pas haïr la terre sur laquelle je
suis né. Une pareille attitude, je crois que je ne serais jamais capable de
l’avoir. Loin de là ! Je ne
suis plus patriote, c’est plutôt une expression, une façon de dégager mes
frustrations face à la situation d’Haïti qui ne me montre aucun signe d’espoir.
Une situation de tensions, de misères… et d’incertitudes permanentes. Enfin
j’ai hâte de voir les dirigeants prendre les bonnes décisions et le peuple
s’unir pour le bien-être national. C’est à ce moment-là que je retrouverai le
grand amour que j’avais pour mon pays et assurément je serai de nouveau
patriote. Suivez mon regard!
Berckson Johnsly JEAN-LOUIS
Jeune Penseur
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Catégorie :
Vie