Il y a des matins où l’on se réveille
avec le cœur lourd, avec cette pensée entêtante : « Je n’aurais pas dû choisir
la médecine. » Ce métier, aussi noble soit-il, nous dévore souvent de
l’intérieur. On y laisse des années de vie, des nuits de sommeil, des morceaux
d’âme. Mais dans la même respiration, une vérité tout aussi forte s’impose : «
Il n’y a pas plus beau métier que celui de soigner. » Ce paradoxe, je le vis,
je le ressens, je le transporte chaque jour. Et c’est ce que je veux partager
ici — non pas une plainte, mais une ode lucide à un métier qui m’a façonné dans
la douleur, la résilience, et l’amour profond de l’humain.
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I. La médecine : un choix qui coûte
cher
En 2019, alors que je n’étais encore
qu’en troisième année de médecine, j’ai perdu ma mère. Elle est morte d’une
anémie sévère. Une cause que la médecine sait souvent gérer… sauf quand le
contexte sanitaire ne le permet pas. Nous n’avons pas pu trouver de sang à
temps. Ce jour-là, ce n’est pas seulement ma mère que j’ai perdue, c’est aussi
une partie de mon insouciance. J’ai compris brutalement ce que signifiait
l’injustice médicale, l’impuissance du système, et notre fragilité face à ce
qui devrait être simple.
Mais ce drame m’a aussi poussé à
comprendre plus profondément la physiologie, la physiopathologie. À l’époque,
en troisième année, alors que je débutais mes cours de sémiologie, je ne
pouvais plus apprendre de manière détachée. Chaque cellule, chaque mécanisme,
chaque organe avait désormais un visage : celui de ma mère. Mon rapport au
savoir est devenu viscéral.
Deux ans plus tard, c’est ma grand-mère
qui est devenue diabétique. Là encore, ce n’est pas la maladie seule qui m’a
marqué, mais ce qu’elle révélait : le stress, le choc psychologique, comme
facteurs déclencheurs de pathologies chroniques. J’ai appris à ne plus voir le
patient uniquement comme un corps malade, mais comme un être vivant, dans toute
sa complexité émotionnelle et sociale.
II. Apprendre dans la douleur : ces expériences
qui marquent à jamais
Durant mon internat, j’ai vu la
médecine dans sa forme la plus rude, mais aussi la plus belle.
Je me souviens encore de ce patient,
qui faisait des arrêts cardiaques répétés. On réanimait, puis ça repartait.
Jusqu’à ce qu’un médecin sénior arrive, émette une hypothèse d’intoxication au
naphtalène, et administre du glucose. Peu de temps après, le rythme cardiaque
s’est stabilisé. Ce jour-là, j’ai vu ce qu’est la médecine quand elle est
intuition, savoir et audace à la fois. J’ai vu ce qu’on peut sauver, quand on comprend
vraiment ce qu’on fait.
Mais toutes les histoires ne finissent
pas bien. Il y a eu ces deux sœurs, âgées de 86 et 89 ans. Elles n’avaient pas
d’enfants, avaient traversé la vie ensemble, unies par des liens profonds.
Quand l’aînée est décédée, j’ai vu la cadette s’effondrer. Elle pleurait en
disant : « Il ne me reste plus rien. » Ce n’était pas simplement la mort d’une
patiente, c’était la fin d’un monde, d’une complicité, d’une vie partagée. La
médecine ne peut rien contre cette forme de solitude. Mais elle peut écouter.
Rassurer. Être là.
Et puis, il y a ces petits gestes qui
changent tout. Un mot doux. Une main posée sur l’épaule. Un médicament bien
administré. Et un patient qui vous regarde et dit : « Docteur, merci. Vous
m’avez sauvé. » Ce n’est pas de l’orgueil que l’on ressent. C’est une
reconnaissance silencieuse, une chaleur intérieure, une certitude : on est à sa
place.
III. Entre science et miracle : la
fascination clinique
La médecine, ce n’est pas seulement de
l’humanité, c’est aussi de la fascination. Elle est science pure, parfois
presque magique.
Je pense à cette patiente en
tachycardie supraventriculaire. Mon supérieur décide de faire une injection
d’adénosine. Le cœur ralentit brutalement, comme s’il s’arrêtait… puis
redémarre, à un rythme normal. C’est une intervention simple, mais la sensation
est indescriptible : jouer avec le rythme cardiaque, avec la vie elle-même,
tout en sachant exactement ce qu’on fait.
Il y a eu aussi ces patients souffrant
de carence en vitamine B12. Ils arrivaient avec des douleurs dorsales, des
signes neurologiques, parfois des hypertrophies. Après traitement, les
symptômes disparaissent. Le corps reprend ses droits. On voit la médecine
opérer, humblement, mais efficacement.
Je n’oublierai jamais les cas
d’insuffisance surrénalienne : ces hypoglycémies réfractaires qui reviennent,
même après correction. Ces cas qui m’ont frustré, fait douter, mais qui m’ont
surtout appris à lire entre les lignes, à penser au-delà des évidences.
Et puis il y a eu ce moment presque
poétique : ma première échographie. Voir un cœur battre sous la sonde,
visualiser l’éjection fraction… Ce n’était pas un simple organe. Ce n’était pas
seulement un apprentissage technique, C’était le symbole de ce que je suis venu
chercher en médecine : le battement de la vie. La communion avec ce que j’aime
le plus en médecine : le cœur.
Oui, mon cœur est en cardiologie.
Ce n’est pas un hasard si j’ai choisi
d’orienter mon mémoire sur l’évaluation des facteurs associés à la
décompensation cardiaque chez les patients de 30 ans ou plus au service de
médecine interne de l’HUJ. Mon attachement à cette spécialité, je le dois à
l’expérience, à l’intuition, à l’émotion, mais aussi à une tragédie
personnelle.
En janvier 2025, j’ai perdu mon père.
Lui aussi, d’une décompensation cardiaque. La boucle était bouclée. Ce cœur que
j’avais tant aimé étudier, ce cœur que je voulais comprendre, réparer, soigner…
c’était lui qui avait emporté mon père. Ce deuil a affermi mon engagement. Il
m’a rappelé que derrière chaque battement cardiaque se cache une vie, une
histoire, un monde entier.
IV. Pourquoi je ne regrette rien :
l’altruisme en héritage
Oui, il y a eu des jours où j’ai douté.
Où j’ai pleuré. Où j’ai voulu tout arrêter. Mais chaque fois, un regard, un
merci, une victoire, m’ont rappelé pourquoi je suis là.
Être médecin, ce n’est pas simplement
guérir. C’est porter, soutenir, écouter. C’est être solide quand les autres
s’effondrent. C’est soigner, même quand on est soi-même brisé. Et
paradoxalement, c’est dans ces moments de douleur que j’ai compris la beauté de
ce métier.
La médecine m’a pris beaucoup. Mais
elle m’a aussi donné un sens, un but, une capacité d’aimer profondément des
inconnus, simplement parce qu’ils sont vulnérables. C’est ça, l’altruisme. Pas
un mot creux, mais une vocation incarnée.
Conclusion
Je n’aurais peut-être pas dû choisir la
médecine. Ce métier est rude, exigeant, parfois cruel. Il laisse peu de place à
l’erreur, à la faiblesse, au doute. Mais c’est aussi un métier où chaque minute
peut être un miracle, une consolation, une preuve d’amour.
À tous ceux qui hésitent, qui doutent,
qui souffrent en silence dans leur blouse blanche : vous n’êtes pas seuls. Et
même si le monde semble parfois sourd à votre dévouement, sachez que vous
exercez, peut-être, le plus beau métier du monde.
Je n’aurais peut-être pas dû choisir la
médecine. Mais chaque souffle rendu, chaque regard soulagé, chaque main tenue
me rappelle que je n’aurais pas pu faire autrement.