Dans
nos rangs, point de traîtres !
Dans nos rangs, trop de traitres !
Comprenons-nous
assez le sens de ce troisième vers de la première strophe de la dessalinienne,
l'hymne de notre pays ? Malheureusement (encore et toujours cet adverbe
exprimant la désolation), il apparait que seuls les habitants de
l'avant-indépendance ont su imprégner ce sens d'appartenance que préconise
cette phrase que nous répétons, sans scrupule, les lundis matin. Une analyse
panoramique me fait découvrir que le pays a connu deux (2) catégories d’enfants
: les légitimes et les naturels.
1. Nous appelons enfants
légitimes d'Haïti ceux qui ont su comprendre qu'ils sont frères du fait de
leur filiation haïtienne, ou, à tout le moins, qu'ils sont des compagnons
d'infortune, des consorts. Un lien qui leur impose l'union, celle qui fait la
force. Ils sont, par ailleurs, ceux qui exploitent leur conscience d'hommes,
qui comprennent l'atmosphère délétère dans lequel ils vivent, le conditionnement
bestial dont ils étaient sujets ; mais qui se décident de renverser l'ordre en
voulant sans compromission aucune recouvrer le modus vivendi qu'exige leur
nature d'hommes et de femmes. Et, conséquemment, ils ont laissé transparaître
une autre perception et obligé à tout le monde, même le pays prédateur étant
été doté de la plus grande armée d'alors, de ne plus les considérer comme
esclaves, mais bien plutôt comme des hommes qui doivent jouir de tous les
droits naturels et fondamentaux. Et aussitôt voulu, aussitôt fait, nous passons
d'un groupe de colonisés à une nation, au prix de la sueur, du sang, des
membres, et même de leur vie. Donc, les enfants légitimes d'Haïti sont ceux qui
ont développé ce que Freud appelle l’Eros, cette pulsion de vie, de
construction, d'union. Ce sont ceux qui ne négocient la souveraineté du pays,
leur liberté, leur dignité pour quoi que ce soit. De cette catégorie,
existe-t-il encore de représentants ?
Taudis que :
2. Les enfants
naturels d'Haïti sont ceux qui sont nés symboliquement à partir du 1er
janvier 1804 à nos jours et qui sont aux antipodes de la première catégorie
d'enfants. C'en est exactement l'antitype. Ils se réclament "ayant-droits",
voire le droit de trahir la nation. Ils pactisent avec l'étranger au détriment
du pays pourvu qu'ils puissent relativement combler leur mesquinerie. Les
enfants naturels d'Haïti développent en eux ce que Freud appelle le Thanatos,
la pulsion de mort, de destruction, de séparation. Ils sont hypomnésiques. Ils
oublient même les paroles l'hymne national, puisque le symbolisme de la montée
du drapeau n'est plus observé. Les enfants naturels d'Haïti n'honorent plus
leur pays, fût-ce des lèvres. Ils perdent le sens du bien commun. Égoïstes
comme eux, tu meurs. Ce sont des opportunistes qui se régénèrent incessamment
et qui allèguent le nom d'Haïti. Ils croient qu'il est préférable, qu'au nom
d'Haïti, d'amasser des richesses à profusion, même si tout autre haïtien meurt
de faim...
Il n'y a pas de
plus grand traître que celui qui prétend ignorer ses trahisons perpétrées
sciemment. Il n'y a pas de plus grand traitre que celui qui chante Demain, la
gloire d'Haïti, et qui arme des jeunes pour détruire. Il n'y a pas de plus
grand traitre que celui qui fait peu de cas des hommages symboliques que nous
rendons à notre pays, et qui répète comme un jacot : Haïti est un pays
touristique...
Ma pauvre voix ne
suffit pas, peut-être, mais il est préférable de remplacer « dans nos
rangs point de traîtres » par « dans nos rangs trop de
traîtres ». Au moins, le monde verra que nous sommes cohérents avec
notre idéal de trahir en dépit de tout notre mère patrie. C'est une trahison
d'appeler l'« Haïti trahi » Haïti chéri* . Et chaque
acte de trahison est un reniement de nos ancêtres que nous prétendons honorer.
En effet, la bataille de Vertières ne vaudrait rien, s'il y avait autant de
traîtres parmi nos ancêtres.
Je termine en vous
laissant comprendre que les plus grandes cendres dans lesquelles Haïti est
enfoui sont celles de la trahison. Il ne renaîtra point de ces cendres si nous
ne prenons pas conscience qu'il (notre pays) n'est plus chéri, mais il est
trahi. Haïti ne renaîtra jamais si nous ne comprenons pas que dans nos rangs,
il y a trop de traîtres.